Dans « Histoires de l’alimentation », son nouveau livre, Jacques Attali montre le rôle central qu’a joué la nourriture dans l’évolution du monde. Il appelle aussi à un changement profond de nos comportements alimentaires pour sauver notre planète.
Vous écrivez en préambule de votre livre que « la nourriture est, depuis l’aube des temps, bien plus qu’un besoin vital ». On découvre, en effet, à vous lire, à quel point elle a joué – et joue encore – un rôle central dans la structuration même de nos sociétés.
Jacques Attali : Toutes nos constructions sociales sont nées de la nourriture. A mesure que l’homme progresse dans son évolution, son alimentation change et s’améliore. On passe de la cueillette à la chasse, puis de la chasse à la culture. Les outils comme les armes se complexifient. L’alimentation devient carnivore. De ce fait, la population humaine s’accroît.
Cette démographie galopante implique que les hommes ne peuvent plus se contenter de ce que la nature leur offre pour se nourrir. Ils doivent s’organiser. On passe du nomadisme à la sédentarisation. Il y a 7.000 ans, les hommes commencent à s’installer autour des plaines fertiles. C’est alors qu’apparaît la nécessité de structurer nos sociétés.
Et vous écrivez que cet impératif de nourrir une communauté humaine de plus en plus nombreuse va déboucher sur la constitution d’empires.
En effet, on le voit par exemple en Mésopotamie. 6.000 ans avant Jésus-Christ, les paysans doivent construire des barrages pour surmonter les inondations et produire davantage. Pour y parvenir, il faut se regrouper en ensembles plus vastes. D’où l’apparition du concept d’empire, d’abord en Mésopotamie, puis en Egypte, plus tard en Chine, toujours autour des fleuves.
C’est aussi à cette époque que le repas devient central dans nos modes de vie.
Oui, le repas sédentaire, pris en commun, devient très vite le lieu essentiel de l’organisation sociale. Dans les traces écrites que nous avons retrouvées en provenance des différentes civilisations humaines aux alentours de – 7.000, les festins ou banquets prennent forme : il y a le repas des dieux, les repas entre les divinités et les hommes, les repas entre les monarques. Ces derniers, les repas politiques, prennent naissance environ 3.000 ans avant notre ère. La nourriture n’y est plus qu’un support de l’essentiel qui est ailleurs : il s’agit là de former un consensus entre les élites, d’organiser les pouvoirs. Et l’on observe que l’obsession permanente, c’est de donner à manger au peuple.
Et quand on n’y parvient plus, comme ce sera le cas en France en 1789, arrive la révolution.
En permanence, partout, le manque de nourriture est la cause principale des soulèvements. L’empire chinois s’est effondré à plusieurs reprises sur l’impossibilité de donner à manger au peuple, l’empire égyptien aussi et la Révolution française, en effet, est provoquée et exacerbée par des erreurs de gestion publique en matière d’approvisionnement et des situations climatiques terribles qui se succèdent pour aboutir, en juin 1789, à une envolée des prix du blé, lesquels atteignent à cette date leur plus haut au cours du siècle. C’est alors que les paysans français s’allient aux bourgeois contre les dignitaires du régime, ce qui provoquera à terme la chute de la monarchie dans notre pays.
Plus tard, la France, dans son obsession de nourrir sa population, continuera du reste d’entretenir un rapport très particulier à son agriculture qui la conduira notamment – pour son bien ou pour son mal – à retarder les migrations massives des paysans vers les villes.
Mais l’on pourrait citer bien d’autres exemples comme ce qui s’est passé en Allemagne où la montée d’Hitler – on ne l’a pas suffisamment souligné – est très largement due à l’effondrement de la classe paysanne et à la famine qui a suivi.
L’un des points forts de votre livre est cette thèse pour le moins subversive que vous y défendez, selon laquelle le pire ennemi du repas, c’est le capitalisme. Expliquez-nous.
Manger est, en effet, un acte subversif pour le capitalisme. Car lorsque vous mangez, c’est du temps que vous passez à ne pas faire autre chose, vous ne produisez pas. Donc il faut à tout prix réduire le temps et l’argent consacré au repas. Ce sera la révolution américaine du milieu du XIXe siècle, qui donnera le coup d’envoi à l’industrialisation de l’alimentation. Celle-ci va se propager et déterminer encore aujourd’hui le rapport des hommes à la nourriture.
Elle est d’autant plus étonnante que les nombreux migrants venus d’Europe ont choisi les Etats-Unis pour l’abondance qu’ils espèrent y trouver. Or on leur fait vite comprendre qu’ils doivent y renoncer.
C’est l’alliance entre Will Keith Kellogg et Henry John Heinz qui va déterminer ce qui est devenu l’alimentation contemporaine. M. Kellog, qui est proche des évangélistes, dit : « C’est péché de trouver du plaisir à manger. » M. Heinz lui répond : « Mettez une petite sauce sur la nourriture pour en masquer le mauvais goût. »
Or tout découle de cette alliance. On va consacrer de moins en moins d’argent à se nourrir, ce qui va ouvrir la voie à d’autres consommations. La conséquence, c’est la destruction du temps passé au repas. Presque partout dans le monde sa durée a été considérablement réduite. Elle est de moins d’une heure désormais en moyenne dans le monde. Le capitalisme américain va se développer sur le dénigrement de toutes les dimensions du repas. On mange vite, souvent au travail, de moins en moins en famille et cet état de fait structure des sociétés où l’on devient de plus en plus solitaire.
Vous affirmez que le XXe siècle a été le pire de tous sur le plan de l’alimentation. Pourquoi ?
La catastrophe est double. Il y a d’abord, on vient de le voir, la quasi-disparition du repas. Il y a ensuite la nature de ce que l’on mange. Pour les classes les plus pauvres, le problème reste hélas quasi inchangé, il réside dans la difficulté même à trouver de quoi se nourrir. Pour les classes moyennes ou supérieures, c’est la nature des produits consommés qui change.
Cela commence comme une douce symphonie. Au milieu du XIXe siècle, sous l’impulsion des armées, notamment celles de Napoléon, on généralise la nourriture portable. Le café, le chocolat le lait et plus tard le corned-beef. Au XXe siècle, c’est l’invention du fast-food qui explose aux Etats-Unis. Le modèle américain devient planétaire. Le sucre de maïs, désastreux pour la santé, se généralise dans les aliments, dans les sodas. L’artificialisation chimique s’installe pour atteindre aujourd’hui son paroxysme. Notez que ce sont toujours des chimistes qui inventent les sodas. Et que étymologiquement, le mot « soda » vient de « soude ». Si l’on s’en souvenait, on en boirait peut-être moins.
Mais n’est-ce pas cette industrialisation qui met désormais à l’abri des famines une grande partie de l’humanité ?
C’est tout à fait vrai, on le constate dans le monde indien ou en Chine, mais à quel prix ? Avec quels chèques tirés sur l’avenir ? On a, certes, créé les conditions provisoires d’une absence de famine mais à l’aide d’un modèle qui n’est pas généralisable ni durable à terme à cause de la consommation d’eau ou de l’utilisation massive d’engrais qu’il impose.
Dans ce contexte, comment nourrir les 10 milliards d’êtres humains qui devraient peupler la planète en 2050 ?
Il existe deux voies possibles. Une voie vraisemblable et une autre souhaitable. Le vraisemblable est que l’on va trouver progressivement des substituts, sous forme de viande artificielle, d’algues, d’insectes – 2 milliards d’êtres humains en mangent déjà régulièrement -, ce qui va globalement nous conduire à devenir de plus en plus végétariens. Ce serait du reste un retour aux sources. Je rappelle que, dans la Bible, Adam et Eve sont végétariens. On ne commence à manger de la viande qu’à partir de Noé.
On peut aussi imaginer un scénario plus souhaitable, celui de la désindustrialisation de l’alimentation. C’est notamment ce que préconise la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation, NDLR). Celle-ci imagine un modèle idéal qui permettrait de nourrir 10 milliards de personnes exclusivement en bio. Mais cela suppose des transformations gigantesques de l’agriculture, du régime de la propriété des sols, de la formation des paysans. Cela implique aussi des réglementations très strictes imposées aux géants de l’agroalimentaire. En matière de composition des produits, d’emballage. Pour les consommateurs, cela suppose de se fournir à proximité de chez soi avec des ingrédients de saison.
Tout ceci est évidemment possible en théorie, beaucoup plus difficile à réaliser dans la pratique. Ce sont des mutations structurantes de l’organisation sociale. S’il y a un jour une vraie révolution politique majeure, c’est dans l’agriculture et l’alimentation qui en seront à l’origine.
Nous parlions au début de cet entretien du rôle de la nourriture dans la constitution des empires. Peut-elle, à l’inverse, précipiter leur disparition ou à tout le moins leur affaiblissement ?
J’en suis persuadé. Et quand je dis cela, je pense évidemment aux Etats-Unis. Regardez ce qui s’y passe, notamment dans le domaine de l’obésité qui détruit littéralement leur population sans que les pouvoirs publics, prisonniers de lobbys puissants soient en mesure d’enrayer ce fléau. Aujourd’hui, rappelons-le, l’espérance de vie recule dans ce pays , en partie à cause de la façon dont ses habitants se nourrissent. Rappelons que l’empire romain a été détruit en partie par des erreurs de gestion en matière d’alimentation.
Si l’on veut construire à terme une gastronomie durable, respectueuse de l’environnement, il faut en passer par un capitalisme maîtrisé. Et de ce point de vue, la technologie peut nous aider. Bientôt les frigos seront connectés . Et le maître du frigo sera la compagnie d’assurances, qui aura eu accès à vos données. Vous saurez alors vers quel sort vous attend selon la façon dont vous vous nourrissez. Or rien de tel que la peur de la mort pour nous faire accepter l’inacceptable, en l’espèce, un changement profond de nos comportements alimentaires.
Propos recueillis par Nicolas Barré et Daniel Fortin
Source: www.lesechos.fr